- ARÉTIN (L’)
- ARÉTIN (L’)Pietro Aretino, dit l’Arétin, conteur et polémiste, hagiographe aussi et auteur dramatique, est né à Arezzo en 1492 et mort à Venise en 1556. Il est le fruit de la mésalliance d’une jeune bourgeoise, Tita (ou Margherita) Del Boncio, avec un cordonnier prénommé Luca. Ce dernier, à une date difficile à préciser, quitte Arezzo «pour aller s’enrôler dans la milice», laissant son épouse seule avec ses trois enfants, dont Pierre était l’aîné: abandon de famille dont on ignore les causes exactes – peut-être une liaison de Tita avec le noble Luigi Bacci chez qui elle avait vraisemblablement rempli les fonctions de nourrice – mais qui est sûrement à l’origine du mépris que le jeune Pierre vouera sa vie durant à son père, refusant de porter son nom et ne consentant jamais à lui envoyer le moindre secours.Une vie aux cent actes diversVers sa quinzième année, l’Arétin quitte Arezzo et se rend à Pérouse, où il acquiert, au cours d’un apprentissage sans lendemain, les connaissances théoriques en matière de peinture qui feront de lui, plus tard, un critique averti, écouté des plus grands maîtres. C’est là, surtout, qu’il s’essaie pour la première fois à la poésie pétrarquisante alors à la mode, publiant en 1512 un recueil de vers sans originalité mais suffisant à démentir la légende persistante d’un Arétin parfaitement ignare.Après un séjour d’une dizaine d’années à Pérouse, il se rend à Sienne, où enseigne un de ses oncles maternels, puis à Rome où il aborde une carrière de courtisan au service du richissime banquier siennois Agostino Chigi. Beau parleur, truculent, c’est alors que «messire Pierre» acquiert cette réputation de joyeux compagnon, et aussi de mauvaise langue, qui le suivra jusqu’à la fin de ses jours.Lorsque meurt le pape Léon X, en 1521, il se lance à corps perdu dans la campagne pour la candidature au pontificat de son nouveau protecteur qui est, depuis la mort de Chigi, survenue en 1520, le cardinal Jules de Médicis. S’il n’a pas inventé les pasquinades, ces sonnets satiriques placardés sur une statue mutilée baptisée Pasquino , son agressivité et le soin qu’il prend de sa réclame ne tardent pas à l’imposer comme le colporteur de ragots – souvent fondés – et l’interprète des récriminations populaires. L’insolence de ses propos est telle qu’à l’arrivée du pape «barbare» Adrien VI, ancien précepteur de Charles Quint, que le conclave a préféré à Jules de Médicis, l’Arétin est contraint de déguerpir.De Rome il se rend à Bologne, Arezzo, Florence, puis à Mantoue où le marquis Frédéric de Gonzague, séduit par sa faconde, le comble de faveurs et manifeste le désir d’orner sa cour d’«un si précieux joyau». Pourtant, au bout de deux mois, Pierre quitte Mantoue pour Reggio où séjourne Jean des Bandes Noires. Conquis par l’atmosphère de bamboche et de paillardise qui règne dans l’entourage de ce condottiere issu de la famille des Médicis, il s’attarde à ses côtés et ne rentre à Rome qu’à la fin de 1523, après la mort d’Adrien VI et l’accession au pontificat du cardinal de Médicis sous le nom de Clément VII. Ce second séjour à la cour, interrompu seulement par un bref voyage dans le Nord au cours duquel Jean des Bandes Noires le présente à François Ier, va être décisif pour la carrière de l’Arétin.Comblé de présents par le nouveau pape, il ne réussit cependant pas à jouer le rôle auquel il aspire, et rencontre bientôt un adversaire irréductible en la personne du dataire Giberti, chef du parti pro-français et véritable maître de la politique pontificale. Il se heurte à lui une première fois, lorsque, non content d’avoir intrigué pour faire libérer Marcantonio Raimondi, emprisonné par le dataire pour avoir gravé des dessins obscènes du peintre Jules Romain, il écrit par bravade seize Sonnets luxurieux au bas des seize gravures. Puis, au cours des premiers mois de 1525, il compose sa première comédie, la Cortigiana , une charge contre la cour et les grands, et prend la défense des auteurs de pasquinades contre les rigueurs de la censure du dataire. L’animosité croissante entre Giberti et l’Arétin trouve son épilogue dans l’agression dont ce dernier est victime le 28 juillet 1525. Survivant miraculeusement à ses blessures, Pierre implore en vain la justice pontificale contre son agresseur, un serviteur du dataire; beaucoup voient en celui-ci le véritable instigateur de l’attentat. Force lui est d’abandonner Rome au mois d’octobre suivant, sans avoir obtenu réparation, pour rejoindre son ami Jean des Bandes Noires. Mais la mort de ce dernier, un an plus tard, le prive une nouvelle fois de protecteur. Après un second séjour de quelques mois à Mantoue, il s’enfuit à Venise au début de 1527, craignant – à juste titre – que le marquis Frédéric de Gonzague ne le fasse tuer pour se concilier les faveurs du pape.C’est à Venise que l’Arétin va, à trente-cinq ans, refaire sa vie et s’installer définitivement. Ami de l’architecte et sculpteur Jacopo Sansovino et de Titien, il ne tarde pas à avoir ses entrées dans nombre de maisons vénitiennes; il se ménage les bonnes grâces des dirigeants de la Sérénissime et du doge lui-même, qui ne dédaignent pas, semble-t-il, les informations et l’aide polémique que peut leur apporter, en échange de leur hospitalité, la plume redoutée de celui que tout le monde appelle désormais le «Fléau des princes».Fort de cette protection, l’Arétin peut répandre à loisir les pamphlets qui feront sa fortune. Dans ses poésies satiriques et ses Pronostici (parodie burlesque des «pronostications» en honneur à l’époque), il s’attaque avec violence aux princes et aux souverains qui ne se résolvent pas à acheter son silence, et ne tarde pas à recueillir les fruits de ses diatribes: François Ier, entre autres, lui fait don en 1533 d’une somptueuse chaîne d’or, et Charles Quint, en 1536, lui octroie une pension de deux cents ducats. C’est alors que, la renommée aidant, Pierre entame une correspondance suivie avec des gens de toutes conditions, sur tous les sujets, politiques, littéraires et autres. Se proclamant sans vergogne le «rédempteur de la vertu», le «détenteur des secrets du monde», il devient ainsi l’arbitre des renommées, gagnant – et dépensant – plus que la plupart des princes de son temps.À partir de 1537, sa demeure est devenue le rendez-vous de tout ce que Venise et l’Europe comptent de célébrités; hommes de lettres, artistes, ecclésiastiques de tous rangs, soldats de tous grades, ambassadeurs, princes de passage défilent sans cesse chez le «divin Arétin». Chez lui se retrouvent aussi courtisanes, gondoliers et mendiants, car il gaspille autant qu’il reçoit. Il mène un train de vie princier, entouré de nombreux serviteurs et de ces «arétines», servantes et maîtresses tout à la fois, dont l’une lui donnera deux filles. Il protège la veuve et l’orphelin, aide les indigents ou les exilés en difficulté, trouve des mécènes pour les artistes, des couvents pour les pécheresses repenties, arbitre les querelles de famille, conseille les jeunes gens et les place dans toutes les cours d’Europe, où ils vont grossir le nombre de ses informateurs ambassadeurs de sa renommée.S’il se fait beaucoup d’ennemis, nombreux et non des moindres sont les grands qui, par admiration et plus souvent par peur, le comblent, sa vie durant, de présents et d’honneurs: Charles Quint ne craint pas, en 1543, de le faire chevaucher à sa droite, et, dix ans plus tard, lors d’un voyage à Rome, le pape Jules III l’embrasse en public, mais ne lui octroie pas, cependant, le chapeau de cardinal auquel l’Arétin aspire sans l’avouer. Bref, malgré d’inévitables et, parfois, de graves déconvenues, sa fortune «insolente» ne se dément pas jusqu’au jour d’octobre 1556 où il meurt terrassé par une attaque d’apoplexie.L’œuvre écrite de l’ArétinC’est à Venise que l’Arétin a composé le plus clair de son œuvre; les écrits religieux, destinés à faire la preuve de sa vertu et du bien-fondé de ses prétentions moralisatrices, y alternent avec les comédies et les dialogues volontiers obscènes, où l’auteur prétend dévoiler les tares de la société de son temps.À la première catégorie appartiennent la Paraphrase des psaumes de la pénitence de David (1534), l’Humanité de Jésus-Christ (1535), la Genèse (1538), la Vie de la Vierge Marie (1539), la Vie de sainte Catherine (1540) et la Vie de saint Thomas d’Aquin (1543). Certaines de ces œuvres ont connu de nombreuses éditions du vivant de l’auteur et un grand succès auprès de ses contemporains, qui y prisaient sans doute la vulgarisation de l’Histoire sainte, simplifiée et traduite en une succession de fresques hautes en couleur présentant des affinités certaines avec les compositions picturales de Titien. L’oubli dans lequel elles ont sombré par la suite s’explique non seulement par les interprétations souvent peu orthodoxes qu’on y trouve des Écritures et les multiples anachronismes auxquels l’auteur n’hésite pas à recourir pour donner plus d’évidence à ses «tableaux», mais aussi par l’abus des métaphores, de l’hypotypose et les incessantes et artificieuses redondances par lesquelles il cherche à élever son style à la hauteur de son sujet: cette «façon de parler bouffie et bouillonnée de pointes, ingénieuses à la vérité, mais recherchées de loing et fantasques» qui, quelques dizaines d’années plus tard, rebute déjà le sobre Montaigne (Essais , I, LI).Très différent est le style alerte, truculent des cinq comédies de l’Arétin dont la composition alterne pourtant avec celle des écrits religieux. Dans certaines scènes de la Cortigiana , écrite à Rome en 1525, puis refondue en 1534, lors de la première édition, on retrouve la verve mordante des pasquinades des années précédentes. Mais l’auteur ne s’y livre plus aux diatribes de naguère contre les prélats et à la révélation des dessous de la politique de l’Église. Marchant à sa façon sur les traces de quelques illustres devanciers, l’Arioste, le cardinal Bibbiena, Machiavel, qui avaient fait renaître, dans le premier quart du XVIe siècle, la comédie italienne des cendres du théâtre latin de Plaute et de Térence, c’est toute une fresque de la vie multiforme de la cour romaine qu’il veut présenter à travers l’enchevêtrement de deux intrigues principales doublées de deux épisodes secondaires, véritables comédies dans la comédie. Cette pièce confuse sans action digne de ce nom reste le premier témoignage éloquent des dons de conteur de l’Arétin, de cette verve «mimétique» par laquelle il excelle à évoquer les joies de la taverne ou l’enfer des cuisines et des offices, les farces, les plaisanteries et tous les petits faits anodins qui rythment l’existence quotidienne des courtisans, à camper en quelques traits de plume et deux ou trois répliques les personnages hétérogènes qui gravitent autour du palais pontifical: favoris pleins de morgue, «provinciaux» niais et pédants, proies offertes à une légion de joyeux lurons, serviteurs ou courtisans facétieux, qui sont les véritables dei ex machina de la comédie et de la vie de cour; fripiers juifs, charlatans, pêcheurs crédules, maris ivrognes et femmes infidèles, moines hypocrites, courtisanes et entremetteuses travestissant leurs gredineries sous d’habiles patenôtres.La deuxième comédie de l’Arétin, le Marescalco (composé avant 1530 et publié en 1533), offre une farce truculente sur le thème du mariage, écrite plus de dix ans avant la «consultation» de Panurge: le duc de Mantoue feint de vouloir marier de force son maître d’écurie misogyne, qui s’y refuse obstinément; après quatre actes de disputes et de discussions sur le mariage et les femmes, le Marescalco finit par se plier, la mort dans l’âme, aux volontés du duc et par épouser, au cours d’un simulacre burlesque de cérémonie, une jeune fille qui n’est autre qu’un jeune page déguisé. Bâtie autour de cette intrigue sans prétention, plus respectueuse des règles que la précédente, cette comédie passe pour la meilleure des cinq écrites par notre auteur: moins ouvertement satirique que La Cortigiana , elle fait une plus large place au comique qui culmine dans le personnage grotesque du Pédant, dont le langage prétentieux est un désopilant salmigondis d’italien pompeux et de toutes sortes d’expressions latines.Les dernières pièces de «messire Pierre», La Talanta (1542), L’Hypocrite (1542), ancêtre et source possible du Tartuffe de Molière, et Le Philosophe (1546), pour n’être pas aussi réussies, aussi enlevées que les premières, n’en sont pas moins riches de «traits, d’esquisses, de saillies», dignes de l’éloge qu’adressait, il y a près d’un siècle, au théâtre de l’Arétin un critique français peu suspect de sympathie à son égard: «théâtre fait à la diable, [...] mais si plein de dons naturels, si fertile en trouvailles qu’il fait penser, dans maintes scènes, aux ouvrages du génie même» (P. Gauthiez).Mais, sans être tombées dans l’oubli, comme ses écrits religieux, les comédies de l’Arétin restent, encore de nos jours, peu connues du public. La mauvaise renommée, ou renommée tout court, de notre auteur repose surtout, depuis des siècles, sur les Ragionamenti (1534-1536), dialogue coloré où il se targue de peindre l’immoralité de son époque, sacrifiant toutefois avec trop de complaisance à l’obscénité pour que l’on puisse vraiment croire aux prétentions moralisatrices qu’il affiche dans la dédicace de l’ouvrage. Divisés en deux livres et six journées dont chacune est consacrée à un thème différent – la vie des religieuses, des femmes mariées et des putains dans la première partie; les préceptes du putanisme, les trahisons des hommes et l’art d’être entremetteuse dans la seconde –, les Ragionamenti sont peut-être une parodie burlesque des dialogues néo-platoniciens en honneur à l’époque. Suite de récits plus ou moins obscènes, mais toujours cocasses, ils sont sans conteste le sommet de l’œuvre de conteur de l’Arétin: qu’il évoque des souvenirs – nombre de documents contemporains prouvent qu’il est loin d’avoir tout inventé! –, qu’il pille et parodie sans vergogne le livre IV de L’Énéide ou quelque passage du Roman de Renart , qu’il se contente d’enjoliver la réalité ou imagine de toutes pièces certains épisodes, le prix de ses Ragionamenti réside avant tout dans l’art du récit: une syntaxe souvent fantaisiste, hachée d’exclamations, mimant à la perfection les cadences de la langue parlée; un vocabulaire populaire, voire argotique, moins pornographique en soi que plein de sous-entendus licencieux, enrichi sans cesse de nouvelles trouvailles – l’Arétin n’hésite pas à forger ses propres mots quand ceux que lui offre sa langue maternelle ne le satisfont pas – bref, une transcription réussie du langage savoureux, vivant, d’un «parleur» talentueux.Les Ragionamenti seront suivis, en 1539 et 1543, du Dialogue des cours et des Cartes parlantes , qui continuent la même veine dans un style vif, mais moins vert et pittoresque que celui du premier dialogue.Pour compléter ce bref tableau de la production multiforme de notre auteur, il faut citer encore deux romans chevaleresques avortés (La Marphise et L’Angélique ), deux parodies de roman chevaleresque également inachevées (L’Orlandino , dont l’attribution est douteuse, et L’Astolfeida ); nombre de pompeuses poésies adulatrices, des stances amoureuses sérieuses ou burlesques, quelques irrévérencieux Capitoli burlesques: une tragédie tirée de Tite-Live, L’Orazia , qui a peut-être suggéré à Corneille l’idée de son Horace , et, surtout, six volumes de Lettres , véritables journaux, adressées à près d’un millier de destinataires, des souverains aux charlatans et aux courtisanes, et où l’on trouve les tons, les styles et les sujets les plus divers.Une fortune sévèreSi, de son vivant, un certain équilibre s’était établi entre les jugements opposés de ceux qui le proclamaient divin, acerrimus virtutum ac vitiorum demonstrator , et de ceux qui ne voyaient en lui qu’un ignorant présomptueux et un infâme maître chanteur, la mise à l’Index de la totalité de ses œuvres impose, dès 1558, le portrait répandu par ses détracteurs. L’extrême rareté de ses livres aidant, son nom devient vite synonyme exclusif de luxure, et sa biographie ne tarde pas à s’enrichir de détails infamants, inventés de toutes pièces ou puisés dans les pamphlets souvent calomnieux de ses pires ennemis. En sorte que, dès l’aube du XVIe siècle, la figure de l’Arétin a pris des proportions légendaires. Bien que les recherches menées depuis deux siècles aient fait justice de beaucoup de ces légendes, les critiques les plus sérieux n’ont que rarement réussi à s’affranchir de préjugés séculaires et à effacer de leur esprit l’image outrée d’un Arétin parangon de tous les vices. Seules les études les plus récentes ont ouvert la voie à une appréciation plus sereine et plus juste d’une œuvre dont on commence seulement à entrevoir toute la richesse et la signification.
Encyclopédie Universelle. 2012.